fév 21, 2014

La newsletter du CERI – Février 2014

Edito

Thaïlande : démocratie, légitimié et monarchie

Par David Camroux, maître de conférences, chercheur au CERI

Après trois mois de manifestations contre le gouvernement et deux semaines de calme relatif à la suite des élections anticipées du 2 février dernier, la crise en Thailande semble être entrée dans une nouvelle phase. Vendredi 14 février, sur ordre du gouvernement, 15 000 policiers ont démantelé le camp que les manifestants avaient monté autour du siège du gouvernement. Quatre jours plus tard, ces derniers revenaient sur ce lieu symbolique. L’atmosphère festive du début de l’occupation (des concerts ont été organisés dans le centre commerçant de Bangkok, de nombreuses personnes vendaient de la nourriture, des tee-shirts, drapeaux et tout autre objet pour soutenir la protestation), financée à raison de 100 000 dollars par jour, avait quelque peu disparu à mesure que l’enthousiasme des manifestants de la classe moyenne qui venaient rejoindre les protestataires après leurs heures de bureau s’était refroidi. Pourtant, lorsque la Commission nationale anti-corruption a mis en cause la Premier ministre Yingluck Shinawatra pour son rôle dans le programme (de 20 milliards de dollars) de rachat de riz aux paysans à destination de son électorat rural, les manifestants anti-gouvernementaux ont pu enfin célébrer une victoire.

A première vue, le mouvement de protestation de Thaïlande présente des similitudes avec celui de Kiev. Contrairement aux Ukrainiens, les manifestants de Bangkok ne demandent pas une meilleure représentation démocratique. En effet, le Comité de réforme démocratique du peuple conduit par Suthep Thaugsuba, ancien Premier ministre adjoint du Parti démocrate, ne réclame pas seulement la destitution, par le roi, du gouvernement de Yingluck Shinawatra, élue en juillet 2012 à la tête du parti Pheu Thai (Pour les Thaïs), il exige également la dissolution du parlement et la nomination d’un Conseil du peuple non élu et d’une nouvelle Assemblée sans que l’on sache très bien par qui ceux-ci seraient désignés. Ces revendications font écho à celles des chemises jaunes (le jaune étant la couleur de la monarchie) de l’Alliance du peuple pour la démocratie qui, en 2008, demandaient la destitution du gouvernement Pheu Thai. Les manifestants anti-gouvernementaux ont fait appel à l’armée pour qu’elle intervienne comme elle l’avait fait en septembre 2006 pour renverser le gouvernement de Thaksin Shinawatra, frère aîné de l’actuel Premier ministre, la bête noire de l’establishment de Bangkok, actuellement en exil.

Les élections anticipées organisées le 2 février dernier n’ont donc pas apaisé les manifestants. Le Parti democrate, principale formation d’opposition, a boycotté le scrutin et les manifestants anti-gouvernementaux – qui sont proches du parti – ont réussi à entraver le vote dans 11% des circonscriptions, empêchant ainsi que soit atteint le quorum de 475 députés, indispensable pour que le parlement puisse fonctionner. La demande du Parti démocrate d’invalidation des élections a été rejetée et un scrutin partiel doit être organisé en avril prochain dans les circonscriptions où le vote n’a pu avoir lieu.

La crise en Thaïlande est loin d’être terminée car au-delà du conflit, il n’existe pas dans le pays de consensus sur la nature de la légitimité politique et sur l’autorité de l’Etat. Le pays a connu pas moins de dix-neuf Constitutions depuis la fin de la monarchie absolue en 1932. A l’exception de la Constitution du peuple de 1997, chaque Loi fondamentale a été rédigée pour servir les intérêts d’une certaine élite politique. Lorsqu’il n’existe pas d’accord sur la Constitution du pays et, a fortiori, sur le contrat social, la démocratie représentative s’avère bien fragile. En outre, la confiance dans les institutions – Cour constitutionnelle, Commission électorale et Commission nationale anti-corruption – s’en trouve affaiblie.

La monarchie thaïlandaise, source ultime de l’autorité dans une société bouddhiste imprégnée d’un sens du dhammaraja (roi juste et vertueux), se trouve aujourd’hui dans un état de quasi vacuité, avec l’actuel roi Bhumpol, âgé de 86 ans et malade, et un héritier présomptif impopulaire parmi les monarchistes eux-mêmes.

En privant la monarchie des bases constitutionnelles qui lui permettent de jouer son rôle de gardien de l’ordre légitime, les Thaïlandais mettent en danger la clef de voûte de leur ordre social.

 

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