avr 10, 2014

La newsletter du CERI – Avril 2014

Édito

Amérique latine : la démocratie sans l’intérêt général

Par Olivier Dabène, professeur à Sciences Po, chercheur au CERI

Le 1er avril dernier, le Brésil a célébré le 50e anniversaire d’un coup d’Etat qui a ouvert une période de dictature militaire de vingt et un ans.

L’événement a suscité une avalanche de publications et de débats, qui n’ont guère rapproché les points de vue. Comme au Chili et en Uruguay en 2013, le Brésil éprouve des difficultés à évoquer son histoire en termes apaisés et consensuels.

La connaissance progresse avec l’ouverture d’archives et les confessions d’acteurs importants, mais les interprétations divergent sur l’importance du climat de guerre froide et l’intervention des Etats-Unis ou sur les erreurs de la démocratie et de ses dirigeants. Le Brésil a réalisé d’importants progrès, avec notamment ses exemplaires « caravanes de l’amnistie » qui voient l’Etat organiser des audiences publiques, reconnaître les pratiques de torture durant la dictature et demander pardon aux victimes. Pour autant, la réconciliation demeure lente et la représentation partagée de l’histoire un objectif encore lointain.

Le rapport au passé douloureux n’est qu’un aspect du problème que la démocratie, en Amérique latine, semble incapable de résoudre: la construction de l’intérêt général.

De nombreux travaux se sont penchés depuis vingt ans sur la crise de la représentation sur cette partie du continent. Ils ont amplement théorisé et documenté l’incapacité des partis politiques à agréger des intérêts et celle des politiques à répondre aux attentes de leurs électeurs, suscitant un « désenchantement » qui a fait le miel des outsiders développant un discours « antipolitique ». Ces travaux doivent aujourd’hui être complétés à la lueur d’événements récents. Sans en revenir à la notion quelque peu normative de « culture civique », il apparaît indispensable de s’interroger sur la fréquente absence de convictions démocratiques qui pourraient contribuer à l’émergence d’une représentation de l’intérêt général et à l’acceptation des alternances politiques.

Ainsi, au Venezuela, après deux mois de crise, il ne suffit pas de faire le constat d’une irréductible polarisation entraînant des violences et menaçant la démocratie ; il convient plutôt de se demander où sont les démocrates. Entre les Bolivariens qui n’envisagent pas la défaite et ne tolèrent pas la critique et une partie de l’opposition qui n’a jamais accepté la défaite et appelle au renversement d’un président élu, l’esprit de conciliation est inexistant.

L’intervention d’une médiation extérieure contribuera sans doute à faire baisser la tension, mais il demeure un problème de fond qui plonge ses racines dans l’histoire du pays : le fameux pacte de Punto Fijo de 1958. Longtemps salué comme la solution magique pour stabiliser la démocratie en Amérique latine et dans le monde (les « démocraties pactées »), il a organisé pendant quarante ans un partage du pouvoir entre deux partis modérés (démocratie chrétienne et social-démocratie), représentant les classes moyennes. La gauche s’est trouvée exclue du pacte, et les secteurs populaires ont été condamnés à voir les inégalités se creuser à mesure que la classe moyenne accaparait les pétrodollars. La victoire de Chavez en 1998 a mis fin à la fête. La culture politique de ce pays ne reconnaît pas l’alternance politique : la rente pétrolière ne se partage pas.

Le Venezuela constitue peut être une exception, mais en Argentine, en Equateur ou en Bolivie, la gauche au pouvoir estime que les réformes en cours ne doivent pas être interrompues et la droite n’a jamais accepté d’avoir été écartée du pouvoir.

Il existe tout de même des cas rassurants où la volonté de réformer s’inscrit dans le respect des règles de la démocratie. Au Chili par exemple, le puissant mouvement étudiant a placé ses revendications au centre de la campagne électorale de 2013 et fait élire plusieurs de ses dirigeants au parlement. Il ne reste plus à la nouvelle présidente Michelle Bachelet qu’à respecter ses engagements et satisfaire leurs demandes…

En Colombie, le président Santos a engagé son pays dans la négociation de paix la plus prometteuse depuis que Bogota est en guerre. A quelques semaines de l’élection présidentielle, les enquêtes d’opinion montrent cependant que cette dernière n’est pas la première préoccupation des Colombiens.

Même Cuba semble en mesure d’orchestrer « l’actualisation » de son modèle sur la base d’une large concertation susceptible de faire émerger de l’intérêt général.

Mais c’est au plan international que les progrès sont les plus étonnants. L’évolution du régionalisme (signature de nouveaux accords comme l’Union des nations sud-américaines, UNAUR, et la Communauté d’Etats latino-américains et caribéens, CELAC) s’effectue en vertu d’un pragmatisme qui permet de cibler la production de biens publics au-delà des clivages partisans. Il est sans doute plus facile aux présidents latino-américains d’aplanir leurs différends politiques lors des fréquents sommets diplomatiques qui les réunissent que de répondre aux mouvements de rue, mais dans les deux cas, la démocratie suppose le compromis. Dans ce domaine, l’Amérique latine doit encore progresser.

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